Mélodies urbaines
Appréhender et ressentir l'effervescence des années 1930, c'est se perdre dans un tourbillon d'arts et de culture, dans une époque en constante évolution esthétique, mêlant Art Déco moderniste et surréalisme pictural, libérant de son carcan la mode féminine, déployant une architecture audacieuse et surtout des mélodies urbaines nouvelles : l'entre-deux guerre voit l'avènement du jazz qui enflamme ses nuits et rythme ses jours, capturant l'essence même d'une génération en mouvement. C'est dans cette ère tumultueuse que Bienaimé voit le jour en 1935, s'emparant de l'esprit enivrant de cette époque à travers des fragrances uniques : raconter l’histoire de la marque ne peut se faire sans comprendre cette période charnière et ce qui l’animait. Plongeons donc dans un monde mélodieux qui, de l’essor fulgurant du swing aux voix poignante du blues, fut le théâtre d’une explosion d’innovations et de talents, façonnant l’avenir de la musique pour les décennies à venir.
Les prémices
L’histoire débute à Storyville, un quartier de la Nouvelle-Orléans, aux Etats-Unis. Après l’abolition de l’esclavage, en 1865, les Afro-américains s’essaient à la musique et des opportunités d’emploi s’ouvrent à eux. Le violon et le piano sont alors très appréciés et peu à peu un nouveau style musical voit le jour : le ragtime. Ce rythme syncopé anime les nuits des danseurs de Louisiane et connaît un fort engouement populaire. Puis cuivres, contrebasses et percussions, alors utilisés lors de parades et fanfares, trouvent leur chemin jusqu’aux clubs et deviennent des éléments chéris par les artistes, la trompette dirigeant la mélodie, les cuivres improvisant autour de cette ligne, tandis que les cordes joueront les rythmiques. Le genre s’impose rapidement, une musique pétillante, énergique, spontanée, qui accorde une grande importance à l’improvisation : un symbole de liberté pour une population qui y aspire depuis toujours. La Nouvelle-Orléans vibre au son du jazz et du swing avec audace, lorsque la première Guerre Mondiale éclate : la ville devient alors un port de combat et les musiciens sont disséminés de par le monde.
Chicago et le déferlement du jazz
Suite à la Grande Guerre, les Etats-Unis entrent dans une période de fastes. L’économie est florissante et le marché de l’emploi prospère, notamment dans les grandes villes. New-York attire, tout comme Kansas City, et Chicago, particulièrement dynamique. Ce fourmillement démographique permet à la musique et au jazz, de s’épanouir. De fameux noms voient le jour, tels Jelly Roll Morton ou Louis Armstrong. Ce dernier fait le voyage de Storyville à Chicago, accompagné de sa trompette et multiplie les concerts, enregistre ses premiers disques, dans ce contexte bouillonnant. Un talent inégalé et un style unique qui révolutionnent le jazz, propulsant ce genre musical vers de nouveaux sommets d’expression et d’émotion. Avec Jelly Roll Morton, ils donnent naissance au « Chicago Dixieland », sous-genre du jazz, caractérisé par des improvisations collectives, une instrumentation réduite, mais surtout une énergie contagieuse. Leur collaboration marque la fusion entre les prémices du jazz de la Nouvelle-Orléans et les influenceuses urbaines de Chicago, créant un style inouï, éminemment inspirant.
Viennent alors les années folles, qui font tourner la tête de l’Amérique. Des extravagances contenues, du moins à la surface, par la ratification du Volstead Act en 1919, instaurant la prohibition : l’amendement interdit la vente et la consommation d’alcool sur toute l’étendue du pays. Pourtant, la proscription n’aura de cesse d’être contournée, en particulier dans ces lieux de fêtes, ces clubs où le jazz tempête et fait danser. Le genre musical devient sulfureux, associé à l’interdit et à la débauche pour certains, à l’amusement et à la liberté pour d’autres.
Jazz & swing : les bigs bands des années trente
Si les années 1920 marquent l’essor du jazz, les années 1930 lui apportent sa consécration grâce à l’apparition progressive du swing. Celui-ci, aussi connu sous le nom de hot jazz ou middle jazz, se traduit par un rythme syncopé et une sensation de balancement irrésistible, créant un mouvement entraînant et joyeux. Il repose sur une division ternaire du temps et une interaction dynamique entre les musiciens, lui conférant un caractère vivant. Face à l’engouement grandissant pour ces mélodies festives, les concerts demandent des salles toujours plus grandes, dès lors des orchestres plus fournis : c’est ainsi que naissent les premiers Big Bands. Fletcher Henderson & his Orchestra en tête, les musiciens peuvent parfois atteindre le nombre de vingt dans ces regroupements d’envergure. Pourtant, chaque instrument brille et peut s’exprimer en solo. La décennie assiste à l’émergence de grandes figures telles que Duke Ellington, Count Basie, Benny Goodman, Glenn Miller, Coleman Hawkins, Lester Young...
Surnommé le « Roi du Swing », Benny Goodman, clarinettiste virtuose accompagné de son orchestre, est l’un des premier à populariser le jazz auprès d’un large public, notamment avec son célèbre concert à Carnegie Hall en 1938. Ce dimanche glacial de janvier, Goodman ose le pari de rassembler des musiciens blancs et noirs dans un temple dédié à la musique classique. « On ne savait pas vraiment ce qui allait se passer, comment la salle allait sonner et ce que le public allait penser de notre show. Avant d’arriver sur scène, on ne savait même pas combien de personne seraient présentes dans la salle. Alors nous avons joué immédiatement après notre arrivée sur scène. Notre premier morceau était Don’t Be That Way. » explique-t-il. Toutefois, la salle est comble et le succès sera au rendez-vous, faisant de ce concert, une date clé de l’histoire du jazz. Duke Ellington façonne également le paysage musical avec son style sophistiqué et innovant : son orchestre, célèbre pour ses arrangements élaborés, incarne l’élégance des années 1930. Plusieurs compositions emblématiques telles que Mood Indigo imagent avec justesse la mélancolie teintée de douceur de cette décennie. Pianiste et chef d’orchestre, Count Basie se fait connaître quant à lui pour son approche minimaliste et son sens inné du « groove ». Des titres comme One O’Clock Jump qu’il compose en 1937 ou April in Paris qu’il popularise grâce à une mélodie lente et sensuelle capturant parfaitement l'atmosphère romantique de Paris au printemps, font de lui une figure incontestée du jazz.
Figures féminines de légende
Si les hommes dominent encore bien des domaines, les chanteuses et musiciennes gagnent en importance pendant les années trente. Certaines d’entre elles acquièrent même le statut d’icônes, comme Bessie Smith, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Peggy Lee, Ethel Waters ou encore Adelaide Hall.
Bessie Smith demeure l’une des artistes les plus en vogue de l’ère du jazz : sa carrière voit le jour à l’aube des années 1920 et supplante les premières chanteuses de blues, forge son statut d’icône, devient l’Impératrice du Blues. Traçant sa route vers le Nord des Etats-Unis, elle signe un contrat avec Columbia, s’entoure d’artistes de renom, tels Armstrong, Coleman Hawkins ou Fletcher Henderson et enregistre Downhearted Blues et St. Louis Blues, un triomphe. Captivante, ses concerts hypnotisent le public, grâce à sa voix puissante et émouvante, tandis que ses pairs l’érigent en muse initiatrice, inspiratrice.
Billie Holiday très jeune, s'associe à d’autres grands noms du jazz, tels Benny Goodman ou Duke Ellington et apparaît au cœur des Big Bands de Count Basie et Artie Shaw. Sa voix poignante accompagne avec force les paroles bouleversantes de Strange Fruit, jouant particulièrement sur la sensibilité des sons émis pour raconter l’histoire terrible de ces fruits pendus aux arbres du Sud, évoquant le lynchage et le racisme qui déchirent les États-Unis à cette époque. Cette interprétation courageuse d’un poème d’Abel Meeropol malgré les pressions politique et sociale inspirera d’autres artistes et marquera l’histoire.
Célébrée pour sa voix cristalline et son incroyable technique, Ella Fitzgerald se hisse également parmi les chanteuses les plus connues de sa génération. A l'apogée des Big Bands, elle se fraye une place parmi eux avant de prendre les rênes elle-même en tant que chef d'orchestre : sous la bannière d'Ella Fitzgerald and her Famous Orchestra, elle enregistre des morceaux emblématiques tels que Baby Won’t You Please Come Home. Elle le délaisse pourtant en 1941 pour se concentrer sur sa propre carrière. Voix et timbre seront ses seuls instruments : ils l’introniseront reine du scat. Insistant sur les notes les plus piquantes, usant de savants glissandos, Ella s’imposera comme « The First Lady of the Song », grâce à des chansons terriblement expressives.
L'importance des mots
Les années 1920 et 1930 voient en parallèle l’ascension de grands paroliers, qui mettent le jazz en lumière, avec poésie. Parmi eux, Irving Berlin quitte sa natale Russie pour s’installer à New-York. Embauché au Café Pelham, à Chinatown, au début du siècle, comme serveur et chanteur, il découvre peu à peu les rythmes syncopés avant de commencer à lui-même composer, mais surtout à coucher sur le papier les mots que lui inspirent ces airs. Il écrit de nombreuses chansons populaires, qui deviennent des classiques intemporels, comme White Christmas ou encore Cheek to Cheek. Sa capacité à exprimer des émotions universelles dans des paroles simples et évocatrices contribuera à l'élever parmi les plus grands paroliers de l’histoire de la musique américaine.
En tant que compositeur et parolier de renom, Cole Porter laisse, lui aussi, une empreinte et une contribution significatives à la musique populaire et, surtout, au jazz, avec des créations sophistiquées, amusantes, truculentes. Parmi ses compositions, Let's Misbehave, Night and Day ou encore I’ve Got You Under My Skin, interprétées par des artistes de renom, remportent un succès et gagnent la postérité. Avec une finesse d’esprit, une légèreté qui résonne parfaitement avec les Années Folles, Cole Porter joue de malice dans ses créations : ainsi, on chante avec engouement l’Amour, non sans une pointe d’espièglerie comme il suggère que même les méduses paresseuses ou encore les puces dressées s’y adonnent, alors pourquoi ne pas succomber ? Une invitation délicieusement irrésistible sur l’entraînante mélodie de Let’s Do It, Let’s Fall In Love.
Le jazz outre-atlantique
Si le jazz prend ses origines en Amérique, il distille peu à peu cette ébullition hors du territoire, jusqu’à traverser l’océan. Il prospère en Europe grâce à des figures marquantes comme Al Bowlly. D'origine sud-africaine, sa carrière se distingue par ses voyages aux Indes Britanniques, dans les Indes Orientales Néerlandaises, en Rhodésie du Sud et prend un véritable essor lors de son passage au prestigieux Hôtel Raffles de Singapour, où la haute société découvre sa voix « out of this world », mêlant à la sophistication une forme de douce innocence. En 1927, il conquiert la capitale européenne du jazz, Berlin, et y enregistre son premier disque : une version de Blue Skies par Irving Berlin au recto, Say, Mister ! au verso qu’il accompagne au banjo. Il se rend ensuite à Londres, où il jouera pendant de nombreuses années et enregistrera plus de cinq cent chansons, en collaboration avec une autre célébrité anglaise du monde du jazz : Ray Noble. Ce dernier, issu de l’Académie Royale Britannique, est déjà l’auteur de nombreuses mélodies lorsqu’il croise le chemin de Bowlly. Il est alors le chef du New Mayfair Dance Orchestra, dirigé par le fameux label La Voix de son Maître, et enregistre The Very Thought of You, dont le succès dépassera les frontières. Fort de sa popularité grandissante, il émigrera aux Etats-Unis accompagné de la suave voix de Bowlly, où leur duo fera fureur.
Le voyage s’achève en France, avec un guitariste virtuose qui émerge pendant les années 1930 comme une figure emblématique du jazz : Django Reinhardt. Né en Belgique dans une roulotte manouche, son enfance sera marquée par d’incessants déplacements de par l’Europe, avant que sa famille ne s’installe définitivement à Paris. Initié très jeune au violon et au banjo, il se concentre par la suite sur la guitare, malgré un accident qui paralysera deux des doigts de sa main gauche : une ténacité prodigieuse bercée par les sons inspirants de Duke Ellington, Joe Venuti et Louis Armstrong. Aux côtés de Stéphane Grappelli, habile violoniste, il forge le Quinquette du Hot Club de France, révolutionnant le jazz avec son style unique mélangeant swing, jazz manouche et bebop. Marquant l'histoire du jazz avec des enregistrements mémorables comme Minor Swing et Djangology, Reinhardt reste une légende du jazz français, dont l'influence perdure aujourd'hui encore.